Comment gérer la différence dans nos sociétés actuelles?

COMMENT GÉRER LA DIFFÉRENCE DANS NOS SOCIÉTÉS ACTUELLES ?

Intuition et position du problème :

 

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27)

« Yahvé Dieu planta un jardin en Eden, à l’Orient, il y mit l’homme qu’il avait modelé (…) Yahvé Dieu dit : « il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie (…) Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée « femme » car elle fut tirée de l’homme, celle-ci. » (Gn2, 8.18.21-23)

Ce qui nous touche principalement dans ce récit biblique ce n’est pas la scientificité du récit mais surtout l’idée que la différence (sexe masculin et sexe féminin) est établie originairement dans l’espèce humaine. Et le but ultime de cette différence originaire est pour qu’en vivant ensemble, les hommes puissent vivre heureux. Et le moyen d’y parvenir est l’acceptation de chaque individu que la vie humaine est faite d’entraide et de complémentarité.

Notre intuition de base est, donc, inspirée d’Aristote, selon lequel les hommes sont appelés non seulement à vivre ensemble mais surtout à ″bien″ vivre ensemble. Et pour pouvoir réaliser cette vie ensemble heureuse, ils doivent s’entraider et se compléter en reconnaissant que la différence est faite pour l’avantage mutuel.

L’objectif de notre présente étude n’est pas pour contester ni dénoncer l’affirmation de l’égalité de tous les hommes en droits et en dignité mais juste d’attirer notre attention sur le fait qu’entre les hommes, il y a de la différence ou de l’inégalité, que l’on veuille ou non. Certes, ils sont égaux en dignité et en droits, mais sont inégaux en réalité.

Ainsi, dans cette étude, il s’agit d’une autre approche de traiter le même problème que d’habitude: « comment faire pour que les hommes puissent vivre ensemble dans la paix, dans la sécurité et dans le respect réciproque ? ». Nous avons donc préféré de partir des réalités concrètes au lieu de l’affirmation formelle. Nous partons de l’apparaître pour mieux fonder et comprendre l’être de l’homme. L’objectif est tout simplement de tenter d’élaborer une philosophie pragmatique au lieu d’une théorie idéaliste, laquelle préfère partir de l’affirmation formelle et abstraite de l’égalité. Reconnaître la réalité de la différence entre les hommes non pas pour la rendre dangereuse mais pour mieux la gérer, afin que tous admettent qu’elle est une richesse pour la vie en société : tel est globalement l’objectif de la présente contribution.

Une fois posées notre intuition et hypothèse de base, ainsi que l’objectif de notre étude, parlons maintenant de notre sujet de débat. L’intitulé de notre communication est : « Comment gérer la différence dans nos sociétés actuelles ? »

Pour mieux comprendre la problématique qui se pose, essayons de poser quelques questions qui ont des rapports à ce sujet. Est-ce qu’actuellement, la différence est vue comme une évidence ou comme une supposition ? Les hommes sont-ils nés égaux ou inégaux ? Comment se fait-il que les hommes soient à la fois égaux et différents ? Si la différence est une réalité évidente, peut-on parler de ses diverses manifestations ? Une fois que nous prendrons conscience de ses symptômes, quelles sont les résolutions que nos sociétés peuvent prendre ? Bref, comment nos sociétés actuelles doivent-elles faire pour bien ajuster la différence.

Pour aborder ces questions, l’étude sera divisée en deux parties. Dans un premier temps, nous nous poserons la question sur l’égalité et la différence entre les hommes. Et en deuxième lieu, nous tenterons de répondre à la question du thème lui-même à savoir la gestion de la différence entre les hommes.

I- LES HOMMES SONT-ILS ÉGAUX OU INÉGAUX?

Avant de montrer la réalité de la différence entre les hommes ( car, c’est notre idée intuitive de départ), il faut préciser que la question que nous avons posée, à savoir si la différence est une évidence ou une supposition, n’est pas du tout fortuite. Car cette question se situe précisément dans le contexte des polémiques actuelles, lesquels affirment plutôt l’égalité entre les hommes. En effet, cette affirmation est vraiment objet de débats actuels et, d’ailleurs, elle ne date pas d’aujourd’hui. On peut s’en apercevoir depuis même l’antiquité jusqu’à aujourd’hui.

1-1- Les combats pour l’égalité de tous les hommes dans l’histoire

En effet, la tendance dominante dans nos sociétés actuelles, surtout dans les sociétés démocratiques, est justement l’affirmation de l’égalité de tous les hommes. Attardons-nous à cette idée d’égalité, en suivant un peu son historique.

Déjà dans l’antiquité grecque notamment, on constatait une affirmation forte de l’égalité entre les citoyens. Tous les citoyens ont le même droit de participer au bon déroulement de la cité, à travers l’élection des magistrats ou des juges ou encore à travers l’élaboration des lois de la cité. Il est vrai que dans les sociétés antiques, y compris en Grèce, tous n’avaient pas le droit de devenir citoyen. Par exemple, à Athènes, les femmes et les enfants moins de 18 ans, les étrangers résidants à Athènes et les esclaves n’avaient pas le privilège de citoyenneté. Mais entre les citoyens eux-mêmes, l’idée d’égalité n’était pas du tout une simple utopie. Ils la pratiquaient réellement.

Au Moyen-Âge, au contraire, on a totalement rejeté l’affirmation de l’égalité naturelle entre les hommes. Pour les médiévaux, il est évident que les hommes sont nés inégaux, de sorte que les droits dont jouit chacun varient selon la classe à laquelle il appartient. Les sociétés médiévales sont très marquées par la hiérarchie de classe. Sur le plan politique, par exemple, on a affirmé l’origine divine du pouvoir. C’est ce qui a donné naissance à la théocratie pontificale ou impériale. Les papes ou les empereurs ont justifié leur absolutisme sous prétexte que leur autorité est d’origine divine. La conséquence était le règne de l’arbitraire, de la tyrannie ; bref, les hommes ne sentent pas vraiment libres.

Mais cet absolutisme royal ou clérical qui a dominé le monde connaîtra des critiques très sévères par les penseurs humanistes chrétiens ou laïcs du XIVè siècle (Dante, Marsile de Padoue, Guillaume d’Occam, etc.) ; puis par les humanistes de la Renaissance (Machiavel, Martin Luther, Calvin, etc.).

D’ailleurs, vers la fin du XIIIè siècle, le célèbre moine dominicain, saint Thomas d’Aquin, a déjà défendu officiellement l’idée d’une politique naturelle fondée sur l’affirmation de la nature raisonnable de l’homme ; qui implique l’affirmation de l’autonomie de la raison humane vis-à-vis de la foi. D’après lui, les hommes sont de nature sociable parce qu’ils sont doué de raison. Par conséquent, c’est à eux seuls de chercher ensemble leurs propres lois, pourvu que celles-ci expriment ce que la loi naturelle dicte. La politique est fondée non plus sur Dieu mais sur la raison humaine. D’après cette optique, les hommes sont vus comme des égaux grâce à leur raison.

Tous les courants humanistes (chrétiens ou laïcs)ont été inspirés de la philosophie aristotélicienne selon laquelle l’homme est un animal politique grâce à sa raison et à sa liberté. Ce que ces humaniste ont repris d’Aristote n’est pas l’affirmation de l’égalité naturelle entre les hommes( car selon lui, les hommes sont nés inégaux qui fait que les uns sont faits pour commander tandis que d’autres pour obéir) mais l’idée que les hommes ont des êtres raisonnables. Ainsi, du fait d’être raisonnable, ils sont donc libres par nature. et c’est qui fait qu’ils sont égaux. C’est pourquoi chez les penseurs modernes, raison, liberté et égalité sont devenues trois notions intrinsèquement liées et s’impliquent mutuellement. L’insistance peut varier d’un auteur à l’autre.

Sans trop entrer en détail, citons quelques noms parmi les penseurs qui ont soutenu l’égalité de tous les hommes. D’abord, Thomas Hobbes (1588-1679) affirme que, même si parmi les hommes, certains sont plus forts et vigoureux que les autres, cela ne peut pas supprimer l’égalité profonde entre eux. Car, étant tous doués d’intelligence, un homme de petite taille peut quand même tuer une personne de grande taille, par la ruse ou par d’autres moyens. C’est pour affirmer que, malgré la différence apparente, les hommes sont avant tout égaux. C’est, d’ailleurs, à cause de cette égalité fondamentale entre les hommes, dit Hobbes, que les hommes sont portés naturellement à s’entretuer, à se quereller perpétuellement. D’où, sa célèbre formule : « l’homme est un loup pour l’homme ».

Après lui, John Locke (1637-1704) dit que personne ne détient de droit naturel un pouvoir ou une juridiction supérieure à un autre. La raison en est que tous les hommes sont égaux du fait qu’ils possèdent les mêmes avantages de la nature et aussi les mêmes facultés.

Et enfin les deux grands penseurs du siècle des Lumières, à savoir Rousseau et Kant, ont tous deux confirmé cette idée d’égalité de tous les hommes. Rousseau, par exemple, voulant enseigner l’idée d’égalité de tous les hommes a même écrit un ouvrage qui expose l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Selon lui, si on arrive à comprendre la source des inégalités parmi les hommes, il sera plus facile de bâtir une société où les hommes seront égaux. Pour lui, ce sera une société démocratique. Il est clair que ce qui doit être tenu comme vérité et logique, c’est l’égalité plutôt que la différence entre les hommes. Selon lui, tous nos malheurs viennent justement de l’attachement à l’idée qu’on veut être différent des autres. La corruption vient de l’apparence sociale.

C’est pourquoi, d’ailleurs, Rousseau est accusé par ses adversaires comme à l’origine de l’individualisme moderne où chacun est maître de sa propre destinée et que personne d’autre que lui n’a le droit de lui imposer obéissance ni une quelconque valeur. Chaque individu est doté d’une nature bonne. Ce qui implique qu’il peut se proposer une ou des valeurs à lui-même sans attendre de celles de la société ni de la collectivité. D’ailleurs, c’est la société elle-même qui donne naissance à toutes formes de corruption et de décadence chez les hommes. Chacun est donc appelé, de par sa nature même, à se perfectionner pour réaliser sa nature originelle qui est bonne. Tout cela montre que, au non de la liberté, de la perfectibilité et de la bonté naturelles, c’est plutôt l’affirmation de l’égalité qui semble plus vraie et correcte.

Dans cette même optique, si Kant nous invite à traiter l’humanité dans la personne de soi-même et dans celle des autres comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen, c’est encore une déclaration radicale de l’égalité de tous les hommes.

A part ces quelques philosophes, l’histoire nous offre également des exemples vivants de ceux qui ont combattu pour l’égalité. Citons par exemple, Martin Luther King. Il est devenu une vraie légende pour les Américains et même pour le monde entier en ce sens qu’il a lutté jusqu’à sa mort contre la ségrégation raciale en Amérique. Il est convaincu que, quelle que soit la couleur de notre peau ou notre niveau social, nous sommes tous égaux. Ensuite, il existe un autre fameux personnage, plus proche de nous Malgaches, un sud-africain : il s’agit de Nelson Mandela. Il a été emprisonné pendant plus de vingt ans à cause de sa lutte contre l’apartheid dans son pays, pour instaurer une société d’égalité où Noirs et Blancs seront traités sur le même pied d’égalité. Lui aussi est persuadé que les hommes sont fondamentalement égaux. La liste est loin d’être close lorsqu’il s’agit de ceux qui ont combattu pour l’égalité de tous les hommes et de toutes les races.

Tout cela est pour nous dire que vouloir partir de l’affirmation de l’inégalité parmi les hommes pour fonder une société juste et bien ordonnée n’est pas une procédure évidente.

Avant d’entrer dans le vrai vif du sujet, rappelons l’objectif de notre article : il s’agit de nous faire comprendre que la différence entre les hommes est une réalité indubitable malgré ces différents combats pour l’égalité menés par des penseurs ou des personnages de l’histoire. Mais ce que les hommes doivent faire c’est d’être persuadés que, quelle que soit la différence qui nous distingue des autres, nous sommes tous appelés à s’entraider et à se compléter. L’espèce humaine est conçue pour une vie d’entraide et de complémentarité dans le respect de la différence pour bâtir une société d’Eden où règneront la paix et la justice durables.

1-2- La différence comme une évidence

Quels sont les symptômes de l’inégalité parmi les hommes ? En fait, on peut les constater dans plusieurs domaines. Nous allons simplement en énumérer quelques uns.

● Différence liée à la contingence naturelle.

Il s’agit de la différence entre les hommes liée à la nature même ou aux accidents de la nature. Prenons quelques exemples. Un homme n’est et ne sera jamais une femme. Un aveugle-né restera différent de ceux qui voient bien. Un handicapé mental sera toujours différent de ceux qui ne souffrent pas de la maladie mentale. Un enfant né surdoué restera différent des enfants dont le quotient intellectuel est bas. Un malgache ne sera jamais ni un français ni un américain. Un Antandroy ne sera jamais un Tsimihety[1]. La liste est longue. Bref, ce sont des différences liées à la nature de chacun ou aux accidents de la nature.

• Différence liée à la contingence sociale

Il s’agit ici des différences entre les hommes en fonction de leur responsabilité respective dans la société. Elles sont rattachées à la fonction qu’occupe chacun. Donnons quelques exemples. Un employeur est différent des employés ; le prêtre est différent des laïcs ; le professeur est différent des étudiants ; un agriculteur est différent des fonctionnaires, etc. C’est pour dire que c’est une réalité indéniable que les hommes en société sont différents les uns des autres à cause de leur fonction respective.

• Différence liée à la contingence économique

Sur ce point, personne ne peut nier que les riches sont différents des pauvres. En effet, dans nos sociétés actuelles, certaines personnes sont très riches (millionnaires ou multimillionnaires, milliardaires ou multimilliardaires), tandis que d’autres sont très pauvres (d’où l’existence des expressions comme « les sans abris », « les mitrongy vao homana »[2], etc.) Dans une émission TV « Hollywood stories », on disait que certains personnages célèbres d’Hollywood n’ont jamais connu, depuis leur enfance, un problème d’argent, car ils sont des enfants soit des multimillionnaires soit des milliardaires. Or, à côté de cette vie d’abondance et d’opulence matérielle, il existe cependant bel et bien des personnes qui n’ont jamais connu une vie de bien-être. Il faut avouer que la différence entre les hommes causée par l’économie n’est pas du tout une illusion mais bel et bien une évidence. Et ce, est encore d’autant plus vrai dans nos sociétés actuelles.

• Différence liée à la contingence politique

Il s’agit là tout simplement de la différence entre les hommes à cause des responsabilités politiques que certaines personnes détiennent dans la société. A savoir, les chefs Fokontany[3], les Maires, les forces de l’ordre, les députés, les sénateurs, les ministres, le président de la république, etc. Toutes ces personnes sont différentes, sur le plan politique, du reste de l’ensemble de la population.

• Différence liée à la contingence religieuse.

Sur ce point, il s’agit de la différence entre les hommes du fait de la conviction religieuse à laquelle chacun adhère profondément. A souligner que dans nos sociétés actuelles, la religion est devenue une des principales sources de conflits sociaux voire même mondiaux [entre les chrétiens eux-mêmes (catholiques et protestants), entre les musulmans eux-mêmes (chiites et sunnites), entre les musulmans et les chrétiens, etc.] Elle devient un élément de divergence, de discorde et de séparation entre les hommes, quoi qu’en principe elle doive être un facteur d’union et d’amour réciproque. C’est pour dire que, même si la religion relève d’une contingence en ce sens qu’elle dépend de l’adhésion volontaire de chacun à une conviction religieuse, elle peut réellement causer des séparations entre les hommes vivant dans une même société.

Par rapport à ces quelques manifestations de la différence entre les hommes, une question se pose : comment allons-nous la gérer, la réglementer et l’harmoniser, afin que nos sociétés actuelles vivent dans un climat d’ordre, de justice et de paix durable? Bref, comment allons-nous faire de ces différences manifestes entre les hommes pour qu’elle soit vue non pas comme source de nos malheurs telle que Rousseau l’a vue, mais comme source de bonheur et de vie commune juste, paisible et harmonieuse, telle que la destinée originelle de l’homme l’a prévue ?

Pour trouver une esquisse de réponse à cette question difficile et compliquée, je me suis permis de faire appel à un grand penseur contemporain. Il s’agit du philosophe américain John Rawls. Il a en effet essayé de résoudre les problèmes relatifs au libéralisme actuel qui se caractérise par le fait du pluralisme : diversité d’opinions, de convictions, de religions, diversité au niveau économique, politique, etc. Désormais, tout ce que nous avançons s’inspire de la conception rawlsienne de la justice et de la démocratie.

II- GESTION DE LA DIFFÉRENCE

2-1- Sur les différences liées aux contingences naturelle, sociale et économique

Pour John Rawls, il n’est pas question de se plaindre devant les différences liées aux talents ou dons naturels ou encore aux accidents de la nature. Car dans ce genre de différence, le problème de justice ne se pose pas : elle n’est ni juste ni injuste. Tout ce qui est naturel ne dépend pas en effet de la volonté humaine. Ce n’est pas parce que je suis né plus fort et vigoureux ou encore plus intelligents que les autres qui fait que j’aie plus de droits qu’eux.

Ce qu’il faut faire dans ce cas, nous dit Rawls, c’est d’abord de reconnaître que nos talents et nos dons naturels nous sont donnés gratuitement, c’est pourquoi ils sont faits pour l’avantage mutuel. Cela signifie que, quels que soient nos talents ou dons ou aptitudes, nous devons accepter qu’ils ne peuvent véritablement se réaliser que dans le jeu de complémentarité : mes talents ont besoin de vos talents et les vôtre ont besoin des miens. D’une façon ou d’une autre, nous avons tous besoin de coopérer nos talents respectifs. Un proverbe malgache le dit très sagement : « Izay tsy mahay sobika mahay fatram-bary »[4]. Ainsi, les différences liées à notre nature seront une vraie source de bonheur et d’épanouissement partagés. On ne va pas abolir les inégalités naturelles – car c’est impossible- mais on va les utiliser comme moyen de complémentarité afin que chacun puisse en profiter.

Et pour la différence liée aux situations sociale, économique ou politique, Rawls va proposer deux genres de solution : l’une morale, l’autre politique.

D’abord, la solution politique consiste à assurer l’égalité des chances entre tous. Il faut que l’Etat crée et permette en même temps la création de fonctions ou emplois qui soient accessibles à tous, quel que soit le talent ou l’aptitude de chacun, quelle que soit sa situation initiale à l’entrée de la vie. Ensuite, pour garantir l’égalité des chances entre tous, l’Etat doit faire en sorte que l’éducation soit accessible à tous, quel que soit le niveau social ou économique de chacun. Ainsi, plus les citoyens sont instruits plus ils trouveront les moyens appropriés et efficaces pour leur propre développement. Mais pour réaliser cela, beaucoup de tâches seront à faire (création des écoles, motivation des éducateurs, augmentation de l’économie globale où chaque famille aura un pouvoir d’achat suffisant, etc.) Dans ces cas, les chances seront réparties équitablement à chacun, car ses droits fondamentaux sont protégés et respectés. L’important selon Rawls n’est pas de supprimer les inégalités socio-économiques (car ce serait contraire au respect des libertés de chacun) mais d’établir une condition de base équitable et juste afin que chacun en usant de ses propres droits puisse mener à bien sa vie. Telle est généralement la solution politique proposée par Rawls pour administrer nos différences sur le plan socio-économique.

Toujours dans ce domaine socio-économique, Rawls propose une autre solution, morale cette fois, en ce sens qu’elle vise avant tout une conviction intérieure de chacun de nous. Ainsi, afin que les inégalités sociales et économiques parmi les hommes ne soient pas source de conflits ni de haine réciproque mais de respect mutuel, il faut que chacun soit convaincu que, quelle que soit notre situation sociale et/ ou économique, elle est le fruit de la coopération et de la complémentarité de plusieurs personnes. Seulement une telle complémentarité peut être consciente ou inconsciente, directe ou indirecte. Par exemple, si je suis un millionnaire grâce à mon entreprise de transport (avoir 50 ou 100 voitures de transport qui voyagent dans tout Madagascar), c’est parce qu’il y a des voyageurs qui me donnent de leur argent : j’ai besoin d’eux et eux ont besoin de moi. Dans cet exemple, il n’ y a pas que les voyageurs qui entrent dans la coopération : il y a aussi l’Etat qui a construit des routes nationales, il y a les chauffeurs, etc. La chaîne peut être très longue. En un mot, tout cela est pour dire que, quelle que soit la différence causée par notre position sociale ou par notre situation économique, elle est toujours le fruit de la coopération et de la complémentarité entre plusieurs personnes ; que nous en soyons conscients ou non. Voilà pourquoi, chacun doit être persuadé d’abord qu’il est toujours utile pour la société et que les autres lui sont toujours indispensables, directement ou indirectement. Quelles sont alors les conséquences morales d’une telle conviction ?

-D’abord, la conscience que, quel que soit mon niveau de vie, quelle que soit ma responsabilité dans la société, j’aurai toujours besoin des autres, car sans eux, je ne serais pas ce que je suis actuellement.

-Ensuite, aussi haute que soit ma place dans la société, aussi abondante que soit ma richesse, je dois reconnaître que j’aurai toujours besoin de ceux dont la situation ou richesse est plus défavorisée que la mienne. Ainsi, les riches n’oseront pas profiter des plus défavorisés socialement ou économiquement. Au contraire, ils vont même pondérer leur quête d’intérêt au profit des plus nécessiteux de la société.

-Enfin, les défavorisés ne vont pas se résigner de leur sort mais profiteront des possibilités offertes par la société. S’il existe des offres d’emplois correspondants à leur talent ou compétence, il faut qu’ils décident de travailler et non pas se laisser vaincre par la paresse pour améliorer leur condition de vie.

Bref, la solution morale que propose Rawls est la culture d’entraide, de solidarité, de coopération, de complémentarité et même de fraternité dans la société. Et pour y arriver, chacun doit accepter que la vie humaine vraiment épanouissante est celle qui exclut l’égoïsme pur et dur mais qui reconnaît l’importance de l’autre dans la réalisation de soi-même. Le principe fondamental qui doit guider chacun est la conviction selon laquelle toute personne humaine a droit non seulement à la vie mais surtout à la vie prospère.

Quoi qu’il en soit, il faut préciser que ces deux solutions (politique et morale) sont elles-mêmes complémentaires. D’une part, les efforts de l’Etat ne valent rien si chacun reste enfermé dans sa vie égoïste et exclusive. Mais d’autre part, même si chacun est prêt à coopérer ses talents avec ceux des autres, si l’Etat ne fait pas ses propres rôles, cela ne mènera pas loin dans le combat pour la justice sociale.

2-2- Sur la différence liée à la religion

Nous avons préféré aborder la question de religion dans un chapitre à part, parce que la différence causée par les religions présente une vraie ambiguïté dans nos sociétés actuelles. Blaise Pascal lui-même reconnaît la difficile tâche de comprendre la logique de la foi par la logique de la simple raison. Chacune des deux a ses propres logiques. D’où sa célèbre formule : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». Cela est pour dire que gérer les différences causées par la croyance n’est pas une chose facile ni évidente. Comment accéder à une entente objective à partir des réalités profondément subjectives ? Comment faire pour que les hommes en suivant leur propre croyance ou foi arrivent quand même à vivre ensemble dans un climat de respect et de considération réciproque ?

Référons-nous toujours à la réponse que nous donne John Rawls.

D’abord, parlons de sa solution morale. Il s’agit de reconnaître que l’adhésion à une conviction religieuse vient du droit fondamental de l’homme : la liberté de conscience. En effet, c’est la liberté de conscience qui donne naissance à la liberté religieuse, laquelle à son tour permet l’existence de diverses religions. Nous pouvons constater cela dans nos sociétés actuelles. Et ce fait est de plus en plus manifeste actuellement parce que ce droit est protégé et promu par les régimes démocratiques. Voilà pourquoi, dans les sociétés démocratiques, il existe des religions de toutes sortes. Ainsi, selon Rawls, la solution ne consiste pas à un retour en arrière où les hommes ne peuvent pratiquer qu’une seule religion mais plutôt cultiver une attitude de tolérance. Qui va tolérer quoi à qui ? Chacun va tolérer, c’est-à-dire accepter l’autre d’avoir sa propre religion. Ainsi, la tolérance sera réciproque. Il faut que chacun se rende compte que la conviction religieuse vient des droits fondamentaux de l’homme. Ce qui signifie que, que l’on veuille ou non, le problème de foi ou de croyance est inscrit dans le cœur de chacun et qu’il est impossible soit d’imposer à l’autre sa propre conviction soit d’enlever à l’autre sa propre conviction. D’ailleurs, quand on dit conviction religieuse, cela pourrait concerner même la négation de Dieu, à condition seulement qu’elle vienne du plus profond de son cœur, de sa bonne foi. C’est cette attitude de tolérance réciproque qui est la solution morale proposée par Rawls. Mais une telle solution est inséparable d’une solution politique pour être réelle et effective.

Quel serait alors le rôle de l’autorité politique dans tout cela ?

D’abord, l’Etat doit adopter le principe de laïcité pour garantir sa neutralité et son impartialité à l’égard des différentes religions au sein de la société. Etre un Etat laïc à l’égard des religions signifie que l’Etat ne doit pas soutenir publiquement une quelconque religion ou confession au détriment des autres religions en place. Ensuite, il n’a pas le droit de s’ingérer à la véracité ou non d’une doctrine religieuse ; donc il ne peut pas empêcher la pratique d’une religion sous prétexte de sa doctrine.

Mais ce qu’il est en droit de faire, c’est de veiller à ce que l’ordre public ne soit pas perturbé par la pratique des cultes religieux. C’est de cette façon que l’Etat arrive à faire respecter et respecte lui-même la tolérance religieuse. Il faut bien préciser que la tolérance religieuse de l’Etat ne signifie pas du tout un laxisme religieux, car il a le plein droit d’empêcher l’établissement d’une religion dans son sein au cas où cette dernière cause des troubles ou désordres au sein de la société. En d’autres termes, il faut dire que la tolérance appelle à la tolérance : quand on n’est pas soi-même tolérant, on n’a pas le droit d’exiger la tolérance en faveur de soi. Et ce, est valable tant pour chacun que pour chaque religion.

Quelle est alors l’attitude morale que chacun doit avoir pour que la foi à la tolérance devienne une solution à nos divergences causées par la religion ? Nous devons accepter que la conviction religieuse vienne du droit naturel de l’homme. Pour cela, chacun, pour pouvoir cultiver la tolérance mutuelle, doit mettre entre parenthèse sa propre conviction pour ne reconnaître que le droit de chaque personne d’avoir sa propre religion. On oublie sa subjectivité pour accéder à l’objectivité, c’est-à-dire la reconnaissance que chacun a droit à une conviction religieuse. Autrement dit, on doit reconnaître que la liberté de conscience est la chose la mieux partagée à tout le monde ; elle est universelle. Ainsi, la solution trouvée est objective, neutre, impartiale et raisonnable même si le point de départ est la considération d’une réalité purement subjective et sentimentale. Et c’est là que l’Etat en tant que garant de l’objectivité et de l’intérêt commun entre en jeu. Il doit agir en toute impartialité et neutralité vis-à-vis des différentes religions. Il doit s’en tenir uniquement à son rôle de garant de l’ordre et de la sécurité au sein de la société.

CONCLUSION

Il faut dire que même si on affirme que les hommes sont égaux, il faut se rendre à l’évidence. Car l’égalité que notre temps actuel veut enseigner et protéger concerne avant tout le domaine formel. Il ne s’agit pas d’affirmer un égalitarisme pur. Mais ce que nos démocraties soutiennent et veulent imposer à tous les pays du monde, c’est l’affirmation de l’égalité de tous les hommes en droits et en dignité. C’est pourquoi, à nos yeux, il ne s’agit ni de contredire ni d’infirmer une telle conviction, mais plutôt de partir de l’évidence pour mieux assoire une théorie qui pourrait être également recevable et efficace.

Ainsi, nous avons adopté une autre méthode qui consiste à partir de la réalité de la différence pour fonder une société juste qui reconnaît dans la différence non pas ses effets pervers mais ses effets bénéfiques, en l’occurrence, l’entraide, la solidarité et la complémentarité. Car, cette différence, c’est la destinée originelle même de l’espèce humaine qui l’a établie ainsi. Cependant, elle n’est pas établie pour provoquer des conflits ni d’intolérance entre les hommes, mais au contraire pour leur bonheur commun.

Certes, le fait d’être créé à l’image de Dieu leur conférant des droits inviolables et inaliénables fait des hommes égaux entre eux, mais le fait que « homme et femme, Il (Dieu) les créa » implique que les inégalités réelles font aussi partie de la logique de la destinée originaire de l’espèce humaine.

Ainsi, guidé d’une telle idée, chacun va accepter l’autre –quelle que soit la manifestation de leur différence- non comme son ennemi qui empêcherait son profit, mais comme son frère et/ou sœur et sa propre richesse sans laquelle son épanouissement serait incomplet. L’enfer (c’est-à-dire, mon malheur) ne sera donc pas les autres ; bien au contraire, mon ciel (c’est-à-dire, mon bonheur), ce sera les autres et moi et le ciel des autres ce sera eux-mêmes et moi. La vie humaine est faite d’entraide et de solidarité basées sur la bienveillance réciproque et non sur un quelconque profit ou intérêt personnel.

Il est donc nécessaire que chacun arrive à comprendre que la vie en société est conçue originairement pour une complémentarité, une entraide et une coopération entre les personnes différentes sur plusieurs plans. Ainsi, renoncer à cette idée de complémentarité, de solidarité et de coopération originaire, c’est renoncer à sa propre destinée et à la destinée même de l’humanité.

Pour clore notre propos, une question mérite d’être posée : n’est-il pas temps pour les hommes de notre époque de faire revivre la dialectique héraclitéenne selon laquelle deux choses contraires ne sont pas si opposés au point de se détruire et de s’annuler complètement ? Elles sont certes différentes l’une de l’autre, mais sont faites pour se compléter et se parfaire grâce au Logos qui les harmonise. Il faut donc s’efforcer d’agir et de réagir selon la Raison pour harmoniser nos différences afin de vaincre nos passions et appétits qui nous conduisent généralement aux conflits. C’est parce que la Raison ne nous propose que du bien et de l’utile véritable. C’est pourquoi, l’Amour est son compagnon, en ce sens que celui-ci ne vise que le bien du prochain. Pour bien gérer nos différences, nos actes raisonnables devraient ainsi se baser sur l’amour véritable qui consiste dans la bienveillance réciproque.

Emmanuel DOLIFERA, docteur en philosophie et enseignant au département de philosophie à l’Université Catholique de Madagascar(U.C.M) : Ambatoroka-Antananarivo (MADAGASCAR)


[1] Antandroy et Tsimihety sont les noms des deux clans parmi tant d’autres qui existent à Madagascar.

[2] Expression malgache pour désigner ceux qui n’ont ni emploi ni abris.

[3] Fokontany est la circonscription de base dans les administrations politiques à Madagascar. Dans chaque Fokontany, il y a donc un chef pour représenter le pouvoir central de l’Etat.

[4] On peut traduire librement ce proverbe malgache comme quoi celui qui ne sait pas tisser un panier au moins il saurait comment mesurer le riz qu’on devrait y mettre. C’est pour montrer tout simplement le jeu de complémentarité dans la vie.