Au paradis des cyclistes
Le compteur de ma bicyclette vient de franchir le cap des 3 000 kilomètres alors que je rentre, soleil couchant, par la piste cyclable du parc West Vancouver de l’Île-des-Sœurs. Depuis le mois de mai, j’ai donc presque parcouru en vélo la distance entre Montréal et Calgary. J’ai tellement attendu ce moment que je n’ai plus quitté mon compteur des yeux durant les 100 derniers mètres avant le passage au millième supérieur.
2 999,9…3 000. Ça y est, j’hurle ma joie et redresse la tête, le sourire jusqu’aux oreilles. Mais un choc terrible vient transformer mon euphorie en rictus, et après quelques secondes de vol plané, j’atterris lourdement sur l’herbe fraîche : dans mon excitation, j’ai quitté la route un peu trop longtemps des yeux, et ma course s’est arrêtée contre un obstacle inattendu.
J’ouvre difficilement les paupières. J’aperçois un géant rouge et noir. Il est immense, squelettique, et à mon grand étonnement, semble être assis sur un vélo gigantesque. Mes oreilles sifflent et je ne perçois plus distinctement les sons. Je crois l’entendre me parler. Bon sang, suis-je donc mort ? Ne serait-ce pas le Diable qui s’adresse à moi ? Mais alors, je serais en enfer ! Il se penche vers moi et me dit :
— Bienvenue au purgatoire des cyclistes, mon cher ! Je suis Lucyclefer. Voilà 3 000 kilomètres que vous parcourez un paradis cyclable et vous ne vous êtes jamais vraiment arrêté devant moi. Je suis heureux de vous compter désormais parmi nous ; ici vous vous adonnerez pour l’éternité aux joies de la ballade sur mon gigantesque vélo.
Je balbutie deux ou trois phrases, expliquant qu’il s’agit d’une erreur, que je suis encore jeune, que j’ai encore des choses à vivre sur cette Terre. Le démon filiforme me jette un regard étonné :
— Oui, mais tout ça, c’est bien beau ; moi j’ai reçu des consignes en haut lieu, et mon boulot, c’est de faire prendre conscience aux cyclistes qu’ils ont un environnement magnifique à leur disposition à Verdun, avec 25 kilomètres de pistes qui, pour la plupart, longent le fleuve sacré.
Réalisant que j’avais encore une chance de négocier, je joue la carte de l’innocence et affirme avoir toujours suivi le Code de la route sur les pistes cyclables, avoir toujours mis mon casque…enfin, sauf aujourd’hui. Apparemment excédé, le diablotin se fige dans la position du coureur cycliste en me lançant :
— De toutes façons, ce n’est pas moi qui décide, moi, je ne suis qu’un maillon de la chaîne. Il ne me reste qu’à vous souhaiter bonne route… et soyez prudent la prochaine fois !
« Soyez prudent la prochaine fois ! » Cette phrase résonne à nouveau dans ma tête, mais répétée par une autre voix. J’aperçois alors un secouriste agenouillé à mon chevet. Je me redresse, et l’air frais, qui envahit mes poumons, me fait retrouver mes esprits. Le soignant m’explique qu’il m’a découvert là, évanoui, aux pieds de la sculpture. Je lève les yeux, et une œuvre représentant un cycliste géant, aux membres filiformes rouges et noirs semble me sourire.
Je comprends alors que le paradis des cyclistes est bel et bien ici, à Verdun, au détour de chaque virage de sa somptueuse Route verte. Aujourd’hui, j’ai croisé la route d’un diable cycliste, une drôle de sculpture de cinq mètres de haut réalisée par l’artiste Germain Bergeron ; et sa parole m’a rassuré : il y a encore de sacrées promenades à faire en vélo à Verdun.
Alain Pérez.