Comment s’inventer une culture ? ( Thailande)

Le khan mi est un dîner formel au cours duquel les convives sont assis à même le sol, autour d’une table ronde et basse en bambou (ou laquée) ; le repas se décline autour de plats traditionnels du Nord de la Thaïlande, consommés dans de petites assiettes ou bols, tout en regardant un genre de comédie musicale ou spectacle de danse. Le khan tôk est devenu un classique des circuits touristiques qui passent par Chiang Mai et il n’est pas rare qu’un visiteur demande où il peut assister à un khan tàk « traditionnel » ou « authentique », sans se rendre compte qu’en fait il s’agit d’une invention relativement récente.

Le mot « khan » désigne un petit bol dans lequel on se sert et « Mk » signifie table. L’expression « khan tôk » sert simplement à désigner un repas pris de la sorte. Même si le khan tôk a longtemps été la coutume lors des repas de famille chez les habitants du Nord de la Thaïlande (et ils sont encore nombreux à le pratiquer), il a été officiellement pensé et défini, pour la première fois, en 1953 par Prof Kraisi Nimanhemin, un habitant de Chiang Mai d’origine indienne, issu de la même famille que l’actuel ministre thaïlandais des Finances). Prof Kraisi souhaitait organiser une fête spéciale en l’honneur de deux de ses amis qui allaient quitter Chiang Mai : George Whitney, le consul des États-Unis à Chiang Mai qui allait regagner son pays et un des présidents du tribunal de Chiang Mai qui partait à Bangkok occuper le poste de ministre de la Justice. Sur les conseils de la faculté des Beaux-Arts de Chiang Mai, Prof Kraisi organisa tout un programme d’activités à la mode de Chiang Mai avec spécialités culinaires, musique, danse et costumes locaux. C’était la première fois que tous ces éléments de la culture locale étaient réunis en une même fête. Kraisi décida que le dîner se déroulerait chez lui et sur les cartons d’invitation, il demandait à ses hôtes de se vêtir en khon meuang (un euphémisme pour désigner les habitants de souche de Chiang Rai).

A l’époque, nombre de personnes fustigèrent Kraisi, l’accusant de promouvoir une culture « rétrograde », à savoir non occidentale, trop éloignée de la coutume du centre du pays. Nonobstant, Kraisi organisa deux autres khan tôk : le deuxième la même année, à l’intention d’un groupe de représentants de la Banque mondiale, qui envisageaient d’accorder un prêt à la Thaïlande et le troisième pour des membres du Fonds monétaire international, en 1956. Vu le rang social des convives (familles nobles, universitaires, ambassadeurs étrangers), les khan tôk ravivèrent un sursaut de fierté dans le passé historique de Chiang Mai et éveillèrent un regain d’intérêt pour la culture du Nord de la Thaïlande, dans le but de se démarquer de la culture de Bangkok ou des moeurs occidentales.

Initialement remis au goût du jour comme un instrument au service de la diplomatie, le khan tôk a rapidement fait partie des traditions incontournables auxquelles les habitants de Chiang Mai ne manqueront pas d’initier leurs hôtes, afin de mettre en valeur leur culture. Cette nouvelle fierté régionale a favorisé l’ouverture du centre culturel de Chiang Mai (CCC), sur le modèle du centre culturel de la Polynésie qui a ouvert ses portes à Hawaii en 1972. Afin de soutenir ses efforts visant à préserver et à ranimer la culture du nord, l’entrée du CCC fut déclarée payante ; c’était donc la première fois qu’on faisait payer la participa­tion à un khan tôk. Une fois que le passage par le CCC fut devenu un incontournable pour les touristes en visite dans les hotels de Chiang Mai, nombreux s’engouffrèrent dans la brèche, y compris des hôtels de la ville qui se mirent à proposer de « traditionnels » khan tôk. Même si d’aucuns trouvent que le cliché a vécu, le khan tôk reste, pour les nouveaux venus, l’occasion de goû­ter la cuisine traditionnelle du Nord et de découvrir la musique et la danse de cette région. Mais, en aucun cas, ne vous mettez à rechercher la touche « authentique » car le phénomène a été créé de toutes pièces, de surcroît à l’origine pour le bon plaisir des étrangers.