32è MANIFESTATION NOCTURNE EN DIRECT ! (LOI 78)
Il est 20h00, nous sommes le 25 mai 2012, je marche, sur l’avenue Mont-Royal, un couvercle de casserole dans une main et une cuillère en bois dans l’autre : c’est l’heure de la 32è manifestation nocturne, l’heure du tintamarre.
Le 23 mai 2012, à 20h00, ma fille et moi entendons des bruits bizarres sur l’avenue : des gens tapent sur des casseroles, à leurs fenêtres, leurs balcons, dans la rue. Étrange manifestation… Nous comprenons le lien avec les étudiants et trouvons ça sympa. Le lendemain, 24 mai, c’est un groupe important qui défile, toujours avec des casseroles, mais là, nous savons qu’il s’agit de contester la loi 78. Quelque chose vous prend aux tripes, quand vous voyez tant de personnes se fédérer, sortir en même temps, avec tout ce qui peut faire du bruit, et marcher sur l’avenue. Ce soir, 25 mai 2012, 32è manifestation nocturne, comme disent les médias, je décide de descendre dans la rue, ma fille m’accompagne : je veux sentir le pouls de ces manifestants pacifiques. Je sens bien que c’est l’histoire qui est en train de s’écrire et nous voulons être dans l’épicentre de ce phénomène. En effet, les Québécois sont considérés comme plutôt soumis et c’est vrai qu’ils évitent (c’est culturel) de faire des vagues, mais là, c’est un raz-de-marée, que dis-je un tsunami que la loi 78 a provoqué !
Qu’est-ce que la loi 78 ? Je citerai un extrait de l’article de Bernard Descôteaux, publié dans Le Devoir : « Les seuls mots qui peuvent qualifier la loi numéro 78 adoptée hier par l’Assemblée nationale pour assurer un retour aux études sont ABUS DE POUVOIR. S’il fallait une loi pour assurer les conditions d’accès à l’enseignement, ce qui était nécessaire en soi, rien ne justifiait de suspendre les droits démocratiques fondamentaux de l’ensemble des citoyens québécois, tel le droit de manifester qui sera désormais soumis à des conditions et des contrôles exercés arbitrairement par les corps de police ». Si le conflit étudiant partageait les Québécois, la loi 78 les a réunis ! Ce soir, j’ai vu des enfants, des parents et des grands-parents, encadrant les étudiants : nous fermions la marche, ma fille et moi, avançant lentement devant un autobus de touristes qui klaxonnait pour soutenir les manifestants, au rythme de nos casseroles. Différents instruments de musique, en plus des tambours et des casseroles accompagnaient le tintamarre : j’ai même vu un violon ! Ce qui est fou, c’est que nous savons que dans de nombreuses autres villes du Québec, il se passe la même chose.
Nous marchions sur l’avenue Mont-Royal, salués par les clients aux terrasses des restaurants ou sortant parfois carrément sur le trottoir, d’autres sortaient des magasins, ou encore nous soutenaient depuis leurs balcons, toujours à grands coups de casseroles. Le flot grossissait, emportant des passants, ustensiles en main, tapant sur tous les formats de poêles, de casseroles, même un barbecue ! C’est impressionnant de marcher avec une foule qui frappe au même rythme, souriante, attentionnée par rapport aux enfants qui, émerveillés, peuvent faire autant de bruit qu’ils le souhaitent ! Les voitures que nous croisons klaxonnent à notre rythme, aucun chauffeur ne s’impatiente, ils sourient tous, même les taxis ! Nous avons même vu des automobilistes, au feu rouge, sortir une casserole et une cuillère par la fenêtre ! Tout le monde se sourit, nous ne parlons pas ou peu : le bruit nous rend un peu tous sourds et l’énergie qui s’échappe du groupe et du rythme nous met en état de transe.
Puis soudain, comme il fait 30 ° et que les nuages s’amoncellent, un premier coup de tonnerre vient saluer notre procession et nous en rions : à croire que même le ciel est en colère. Une petite pluie s’annonce, mais personne n’y prend garde, pas plus quand, soudain, une pluie diluvienne s’abat sur nous : une véritable douche tropicale ! Ca ne change strictement rien à la marche, nous continuons à jouer de la casserole ou d’un instrument ou d’une poêle. Quand soudain, une jeune femme, entièrement nue, nous dépasse en courant : nous la retrouverons plus tard sur le toit d’une camionnette, nous faisant une danse sensuelle sous la pluie : les policiers en vélo la cerneront plus tard, pour la convaincre de se rhabiller. L’ambiance reste la même, bon enfant, calme, pacifique et joyeuse. Aucun débordement. Ce qui me surprend le plus, c’est que nous n’avons assisté à aucun mouvement d’humeur ou entendu aucune réflexion désagréable de qui que ce soit : énormément de soutien de la part de ceux qui, plus timides, ne participent pas au défilé. Certains nous expriment même leur admiration de continuer à manifester sous une pluie battante ! Quand celle-ci s’arrête, il nous faut barboter dans les flaques d’eau que les égouts ne peuvent plus engloutir : mais rien ne peut arrêter le tsunami !
Enfin, la pluie s’est arrêtée et une petite brise chaude l’a remplacée. Au gré des déplacements, nous nous sommes retrouvées, ma fille et moi, fermant la marche pour commencer, puis tout devant, dans cette 32è manif nocturne pacifique. Comme vous le savez, depuis que vous me lisez, je me bats pour l’autonomie de chacun et mon méta-objectif (l’objectif de tous mes objectifs), c’est ma liberté. Toute une ville qui frappe sur des casseroles à 20h00, chaque soir, depuis les balcons, au coin des rues ou en plein défilé, c’est un événement qu’il faut vivre une fois dans sa vie, surtout pour la liberté d’expression. Nous sommes rentrées, trempées comme des soupes, affamées, et nous nous sommes dit, en riant : « Quelle soirée » ! J’ai ensuite rajouté : « Tu pourras dire à tes enfants que nous y étions ».
Le Québec m’a « adoptée », me donnant les mêmes droits que ses citoyens : à moi de les protéger.