C’est étrange, mais je pense que la plupart des propriétaires de chiens s’en font plus pour la santé de leur animal que pour la leur. Dans mon cas, c’est tout à fait vrai. Mon chien mange mieux que moi. Je lui achète la meilleure bouffe bio qui existe, je le fais marcher deux fois par jour et j’évite de lui donner mes restes de tables – la plupart du temps des repas congelés. Je brosse son poil plus souvent que mes propres cheveux. Dès qu’il se met à tousser, j’imagine qu’il a une maladie mortelle; dès qu’il a le hoquet, je suis persuadé qu’il va vomir ses intestins; etc. En gros, je suis hypocondriaque, mais pour mon chien. J’appelle sans cesse le vétérinaire pour lui poser des questions.
Mon chien s’appelle Sylvain. Je lui ai donné le nom de mon ami d’enfance, parce que c’est drôle. Un jour, quand il était bébé, Sylvain a mangé un arbuste. Je ne sais pas pourquoi, ni comment il l’a fait, mais il l’a mangé. Jusqu’aux racines. Je l’ai vu faire par la fenêtre et le temps que je sortais, il l’avait déjà engouffré. Un arbuste de trois pieds de haut. J’imaginais déjà les fines branches qui écorchaient son estomac et les feuilles toxiques qui le faisaient fondre de l’intérieur. Quand je me suis approché, il ne semblait pas malade ou quoi que ce soit, mais il faisait sa face de chien qui sait qu’il a fait quelque chose de mal. Je l’ai installé sur la banquette arrière de mon auto et j’ai roulé comme un fou jusque chez le vétérinaire. Pendant ce temps, Sylvain avait la tête par la fenêtre et sa langue pendait dans le vent.
Je me demandais pourquoi il ne semblait souffrir d’aucune façon. Il avait quand même avalé un arbuste. En fait, son air normal contrastait avec ma panique totale, et j’avais peur qu’on me dise qu’il n’avait rien et que j’aille l’air d’un con. Mais je l’avais vu faire, je savais que c’était dangereux. Arrivé chez le vétérinaire, je suis allé voir la secrétaire et je lui a dit, essoufflé : « Mon chien a mangé un arbuste. » Elle a fait glisser ses lunettes sur le bout de son nez, m’a regardé, a regardé mon chien et m’a demandé d’un air incrédule : « Lui? ». À côté de moi, Sylvain, assis, regardait autour en se faisant aller la queue, comme si de rien n’était. « Oui. Un arbuste de trois pieds. »
Elle s’est levée et est allée voir le vétérinaire, docteur Wang. J’ai expliqué la situation du mieux que je le pouvais, mais l’air enjoué de Sylvain n’aidait pas ma cause. Le docteur Wang m’a dit qu’il était courant que les bébés chiens mangent des trucs bizarres et, qu’en général, leur système digestif est assez fort pour faire passer tout cela sans problème. Bref, il m’a dit d’attendre que Sylvain fasse caca. Il ne m’a rien chargé pour la consultation, c’était gentil de sa part.
Revenu à la maison, j’essayais de garder un oeil sur Sylvain, au cas où quelque chose de grave se passait. Puis, il s’est mis à se traîner les fesses par terre. Je l’ai emmené dans la cour et je l’ai assisté dans sa triste besogne. Un petit bout de racine sortait de sous sa queue. J’ai enfilé des gants de vaisselle et j’ai tiré gentiment. Sylvain pleurait un peu. Il tremblait, aussi. Ça a pris presque dix minutes pour évacuer l’arbuste. Étonnement, il était en un seul morceau. À mesure qu’il sortait, ses branches se dépliaient comme on déplie les branches d’un sapin de Noël artificiel qu’on sort du placard.
Depuis ce temps, Sylvain ne mange plus d’arbustes. Du gazon, tout au plus.