Les salons funéraires n’existent pas depuis bien longtemps. Pourtant, ils ont su se tailler une place rapide, mais surtout pratiquement inébranlable dans nos sociétés modernes, multiculturelles et laïques. Que dire de la place inédite accordée à ces rites d’un genre nouveau? Que dire de cette volonté collective de vivre le deuil hors des cultes anciens, qui fondent encore les us et coutumes de plusieurs d’entre nous? Certes, la provenance du besoin est évidente : il vient de cette cohabitation nouvelle, de ces échanges d’informations accrus qui nous confrontent à l’autre et font parfois se trouver mais des gens que tout aurait appelés à se repousser il y a de cela à peine un siècle. Mais voilà, nous savons qu’aujourd’hui plus rien ne recule devant l’accord des êtres, et que plus même les forces répulsives des haines millénaires ne résistent à l’amitié, à ce qui porte l’homme à s’entendre avec une variété nouvelle de compatriotes. C’est là une réalité qui pousse l’humain, créature grégaire s’il en est, à partager son temps avec l’étranger, l’étrangère, et donc à partager tout ce qui vient avec le temps – y compris la mort, y compris le deuil.
Mais même si nous en avons cerné sans peine la provenance, le salon funéraire n’en demeure pas moins un lieu nouveau, dont il nous faut encore tracer en notre esprit les contours. Ce lieu étrange, au sein du quel l’élans le plus dramatique de l’esprit meurtri se produisent aujourd’hui, ce lieu dis-je mérite les lumières de notre entendement le plus méthodique. C’est donc avec cette méthode amplement méritée que je m’appliquerai à décrire pour vous un typique salon funéraire. D’abord on y entre. On y voit un homme, généralement habillé d’un chic discret, conservateur. Peut-être aussi parfois une femme, à la tenue élégante, mais sans excès de beauté. En vérité, en y promenant notre regard, on découvre que tout excès esthétique y est strictement absent – le voile du faste matériel cède la place à la splendeur de la détresse que peut montrer un être humain portant le deuil et sa violence existentielle. Le hall d’entrée est conçu vaste, car on souhaite éviter que les gens qui s’y retrouvent se sentent presser d’écourter les tristes embrassades en vue de se diriger vers la salle qui accueille le cercueil – ouvert ou fermé – du défunt. La tristesse, qui peut parfois faire l’objet d’un malaise social certain, est en ces lieux la seule émotion acceptable. Ou du moins, on réalise rapidement que tout en est imprégné. La joie existe, certes, mais seulement si cette joie suppose le souvenir doux-amer d’un passé irrévocablement révolu.
Dans le salon funéraire, il est aussi coutume de décorer les salles avec les symboles traditionnels dont on honore les morts. Ainsi, les fleurs sont-elles souvent de mise. Qu’elles soient posées avec une négligence feinte dans un vase mince et élégant, ou encore qu’elles soient représentées avec économie par une peinture aux couleurs douces, les fleurs sont un symbole de ce qui nous rassure le plus lorsque la mort côtoie la vie : l’éternel recommencement, la renaissance perpétuelle de l’esprit à travers ses enfants, ses petits-enfants. La palette des couleurs utilisées pour décorer le salon funéraire typique ne sera jamais de ces couleurs qui évoquent la vie, sans être non plus de ces couleurs d’hôpital, qui évoquent la maladie. Si le noir y serait déplacé – car trop sombre, trop macabre – les couleurs éclatantes seraient une insulte pour le deuil des gens. Il faut au contraire des couleurs sur lesquelles il n’y a rien à dire : des gris, des bruns, des beiges. On verra parfois des motifs, mais toujours des choses géométriques, non-figuratives. C’est ainsi qu’on visite un salon funéraire : avec cette impression constante de n’avoir rien à dire sur le lieu lui-même, mais au contraire tout sur ce qui s’y passe.