Mon cher Marc,
tu trouveras sans doute le ton de ce petit mot assez agressif, et pour cause, mais je dois avouer que cette perception ne sera pas erronée dans la mesure où tous les obstacles qui ont parsemé ma route pour venir jusque chez toi auraient pu m’être évités si tu avais eu l’intelligence de m’indiquer de manière plus adéquate le trajet, les correspondances, les arrêts et autres indications utiles sans lesquelles mon épopée se sera révélée être un véritable parcours du combattant, à commencer par le train direct que tu me conseillais pour gagner du temps et qui, comble de malchance, ne s’arrêtait pas dans la gare de ton village, mais se rendait sans escale vers Paris où j’ai dû prendre un autre convoi pour rebrousser chemin, mais cette fois en omnibus, ce qui, d’une part, me valut deux minutes d’attente répétées cent quarante-deux fois et, d’autre part, eut le mérite de me donner un aperçu de la campagne française que je n’aurais sans doute jamais visitée autrement, si je n’avais eu un ami habitant dans un bled aussi reculé qui nécessite une boussole et une carte d’état-major que tu t’es abstenu de me fournir, prévoyant sans nul doute l’embarras dans lequel je serais mis, d’autant que je me demandais quelle pouvait être la raison de ton invitation, me doutant de l’existence d’un plan machiavélique destiné à me pourrir la vie, comme ce fut le cas ensuite, lorsque je voulais prendre le bus de campagne dont tu m’avais parlé en oubliant de me préciser que ce dernier ne dessert pas ton village le dimanche, jour précis de ton invitation -ben tiens- ce qui réduit définitivement toute excuse que j’aurais essayé vainement de te trouver, étant assez naïf pour croire qu’un humain digne de ce nom n’est pas capable de plonger consciemment un ami dans un tel merdier, qui, à ce propos, ne m’a pas quitté lorsque je me suis résigné à appeler un taxi, décision intelligente réduite à néant par le fait que ce trou à rats reste probablement le seul endroit en Belgique à ne pas faire partie de la couverture GSM, m’imposant, une fois de plus, un périple épuisant à la recherche d’une cabine téléphonique en état de fonctionnement, introuvable bien sûr, et me forçant, en désespoir de cause, à entrer dans cet infâme café dont le tenancier m’obligea à prendre trois consommations dans des verres sales en attendant le taxi salvateur qui m’emmena en me malmenant dans ce que tu appelles un village et qui ne mérite même pas le nom de hameau, sans oublier qu’à trois kilomètres du dit lieu-dit, j’ai dû l’aider à changer sa roue, honteux à l’idée de te serrer la main avec les miennes pleines de cambouis, idée que je regrette seulement de n’avoir pas pu mettre à exécution dans la mesure où, ayant décidé de parcourir les trois derniers kilomètres à pied sous la pluie battante, je me suis privé de toute possibilité de retour, ce qui est bien fâcheux dans ma situation d’âme en peine qui se balade de maison en maison, car si de ce hameau on a vite fait le tour, il reste à déplorer que pas une rue ne porte de nom, que pas une maison ne porte de numéro et que pas une âme ne réponde à mes appels désespérés, si ce n’est ce vieil homme en haillons qu’il m’a fallu cuisiner pendant une heure et que j’ai dû acheter en lui offrant ma montre, ma valise et ma veste afin qu’il me révèle l’endroit exact où tu habites, ce qu’il fit à mon grand soulagement, me donnant la perspective de fêter cet événement avec toi, comme il est vrai que les obstacles franchis rendent plus appréciable la victoire finale, mais j’ai dû vite déchanter et m’effondrer, tant il est aussi vrai que les obstacles provoquant l’échec si près du but sont d’autant plus insupportables, et je ne peux t’exprimer le choc ressenti à la lecture de ton mot qui mentionne en lettres venimeuses que tu seras absent pour tout le week-end, raison pour laquelle je te laisse ce mot incendiaire avant de repartir, à pied cette fois, car je pense que j’irai plus vite ainsi, en espérant me perdre pour l’éternité, ce qui me permettrait au moins de ne plus jamais entendre prononcer ton nom.