L’heure de quarante cloches

Six heures battantes. Les travailleurs pressés quittent l’ambiance monotone des bureaux pour plonger dans la vague vivante des Vilniusiens. Que Vilnius revive! Dans ses rues, la vie bouillonne avec tous les passants, en hâte de rentrer, de sortir, de souper, de re-rentrer, de faire l’amour, de dormir et de re-sortir. Du rire frénétique, des mots en toutes les langues du coin, des cris de joie ou de désolation. Sans arrêt. Sans répit. Et dans tout ce tumulte du soir, on remarque à peine, le plus grand mystère de l’heure.

L’heure silencieuse est celle du recueillement. L’heure crieuse est de ceux qui l’ont oublié depuis l »éternité déjà.  Ailleurs, cette heure antique est devenue imperceptible. Pas à Vilnius. A six heures dans les bâtisses majestueuses de la ville, le temps s’arrête.

Le minuscule vieux Vilnius, dans ses ruelles tonitruantes et moyenâgeuses, abrite une quarantaine d’églises catholiques, protestantes, provoslaves, unites,  juives… et il n’existe pas un seul coin de la vieille ville d’où les tours gothiques, les coupoles baroques ou les toits classiques ne s’élèveraient au dessus de nos têtes. A chaque coup d’œil, on est happé au passé glorieux.

Ils n’écrasent plus de leur présence pesante; au cours des siècles, elle est devenue si discrète. Ces églises ne sont plus les lieux de mystère et de pénitence des citadins obscurs, mais des monuments  d’art et d’histoire classés pour les touristes éclairés.  Des bâtisses à prendre en photo et qui ornent les guides touristiques.

Mais pas à six heures où le passé, le présent et le futur se croisent inévitablement et ne font plus qu’un. Chaque soir, les cloches revivent et les portails raides s’ouvrent. Dans chaque rue, comme dans chaque ruelle, la plus étroite fût elle, une fine lumière filtre discrètement dans les ténèbres de l’hiver.  Un mendiant du quartier s’assied sur le seuil, tend la main, psalmodie pour des piécettes.  C’est l’heure où tout qui est clos nous laisse pénétrer dans ses richesses intérieures. Il en été ainsi  pendant des siècles. Même à l’époque où toutes les églises avait revêtu les coupoles en oignon et les mots s’inscrivaient en cyrillique.

Désormais, ils ne sont plus que cinq, dix ou vingt à tenter d’arrêter le temps chaque soir. Toujours les mêmes. Et les quarante prêtres d’une voix racontent leur triste destin aux vieilles statues et aux grands tableaux, aux Marie peintes en bleu, aux saint Pierre blancs, aux saints Casimir chastes et aux saintes Hélène fières. Les cloches ne sonnent plus que pour les nobles de Lituanie qui attendent patiemment leur retour vers la gloire, enterrés dans les profondeurs obscures et dont  dont les tombes, comme celles des Grands Ducs, sont perdues à jamais. Les vivants n’ont plus de temps d’entendre.

Et forcément, tout est plus discret. L’orgueil d’antan s’est envolé avec le ding-dong sulfureux de la cloche.  Rien n’est plus pompeux. Les gestes simples, les paroles onctueuses et comme d’habitude dans cette ville, elles disent toujours la paix.  Côte à côte, on prie en lituanien, en polonais, en russe, en biélorusse, en hébreux et en karaïte. Les portes sont de couleurs différentes, mais toujours de même essence. Cela a facilité le bon voisinage au cour de longs siècles.

Puis au bout d’une heure tout redevient vacarme. Les quarante ports de silence et de recueillement se referment crachant les âmes perdues dehors, dans les rues froides en verre. Jusqu’au soir suivant, il n’y aura que du présent.

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