HAITI SOUS TUTELLE

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HAÏTI SOUS TUTELLE

 

Quand j’étais jeune, à l’école du primaire et même au secondaire, tous les matins, à huit heures pile, partout au pays, c’était la montée du Drapeau appelé fièrement et affectueusement «Le Bicolore». Tous les matins, on se réunissait classe par classe à la file indienne, en formant des lignes semblables à celles des soldats d’une armée, pour saluer respectueusement ce symbole sacré légué par les Pères de la Patrie.

 

Dans les rues, civils et militaires, tous s’arrêtaient en enlevant leurs chapeaux. On aurait entendu une mouche voler. C’était le silence total, sauf les deux agents choisis pour effectuer la montée comme la descente du Drapeau.

 

Cette époque était celle du nationalisme, du patriotisme. C’était celle où l’on pouvait parler de dignité et d’orgueil haïtiens. C’était l’époque où l’Indépendance était sur toutes les lèvres. J’entends encore, un 1er janvier, jour de la célébration de l’indépendance, ou un 18 mai, jour de la création du drapeau, dans des allocutions bourrées de zèle et de rhétorique, des phrases telles que:« … grande épopée de 1803…», «Haïti, la première République noire au monde», etc.

 

Aujourd’hui encore, dans une conjoncture socioéconomique dépassée par le temps et les circonstances, on essaie de tenir, tant bien que mal, bien haut l’étendard de cette fierté autrefois tant justifiée. Mais peut-on être fier, quand son pays n’attend que des étrangers pour régler ses problèmes? Peut-on parler de respect, lorsque, pour manger, se vêtir et même prendre soin de ses enfants, on n’attend que la manne émanant de l’étranger? Doit-on continuer à parler de dignité humaine et de grandeur d’âme, quand on sait que ceux qui sont appelés à maintenir l’équilibre se font eux-mêmes artisans du déséquilibre par leur avidité, leur égocentrisme, leur cupidité, leur manque de perspicacité et surtout par leur manque d’empathie et de compassion pour le plus grand nombre?

 

Haïti, au lendemain même de la déclaration de son indépendance, commençait déjà à ressentir l’absence de cette cohésion pourtant indispensable à tout groupe révolutionnaire ayant une vision grandiose et à long terme. George Washington, le fondateur de la République étoilée, est incontestablement un exemple de leadership qui a su non seulement libérer son Peuple, mais encore conduire celui-ci vers une apogée démocratique tout en réussissant à écarter de son esprit et de celui de ses contemporains l’un des pires ennemis de l’évolution d’une Nation: l’individualisme.

 

Contrairement à certains historiens, je ne veux blâmer ni Toussaint Louverture ni Jean-Jacques Dessalines. En dépit du fait que le premier, dans sa stratégie politique, sous-estimait le jugement des différents groupes dominants de la colonie saint-dominguoise du XVIIIe siècle, c’est-à-dire les colons français, anglais et espagnols, son comportement face à ces groupes accusait une velléité et une versatilité telles qu’on pourrait aujourd’hui, à tort ou à raison, l’accuser de n’avoir pas souhaité l’indépendance, mais plutôt d’avoir voulu adopter, d’après le contexte, une stratégie mal adaptée. Celle-ci, selon certains, aurait visé à les mettre dos à dos en vue de les affaiblir pour, ensuite, mieux profiter de la situation afin d’en arriver à la libération des esclaves. Car, s’il est vrai que cette stratégie lui permettait de se procurer des armes et munitions pour une éventuelle révolte, il est tout aussi vrai qu’il jouait avec le feu. Et l’histoire nous a révélé l’issue de la glorieuse saga louverturienne: une simple lettre d’un général français nommé Brunet, lui présentant ses sympathies et lui souhaitant un bon rétablissement suite à sa maladie, suffisait pour convaincre notre valeureux Toussaint à accepter une invitation qu’il aurait pu tout simplement décliner, puisqu’il était malade. Mais il devait, fort probablement, se sentir flatté d’avoir été convié par Brunet! Et ce n’étaient pas des flatteries. Ou plutôt, c’étaient des flatteries, mais à la napoléonienne; c’était donc un piège. Qu’est-ce qui se passait ensuite? Toussaint fut embarqué dans un vaisseau qui le conduisit en France où il fut emprisonné et mort comme un vulgaire voyou.

 

Quant à Dessalines, tous ceux qui connaissent un tant soi peu l’histoire d’Haïti vous diraient que c’était un ancien esclave dont la fougue et l’entêtement lui valurent les cicatrices qui sillonnaient son corps robuste. Mais il n’était pas du même acabit que Toussaint. Celui-ci fut plus raffiné et plus diplomate dans sa stratégie politique, tandis que Dessalines fut plus direct et plus effronté. Cette manière d’être trouve son origine notamment dans sa haine viscérale des colons français, ses anciens bourreaux.

 

Deux ans après l’indépendance haïtienne, soit en 1806, ce fut le tour de celui qui s’est tant battu pour sortir son peuple de l’esclavage de se faire assassiné. Par qui? Cette fois-ci, ce n’était pas par les français, mais par des hommes en qui il avait confiance et avec qui il avait combattu ces derniers. Ce sont eux qui l’ont lâchement assassiné sous prétexte qu’il fut un tyran. Mais on sait très bien que tout ce qui les motiva était le pouvoir et rien d’autre.

 

Après la mort de l’empereur, au lieu de faire ce que, selon eux, il n’a pas fait, tous ou presque se laissaient induire à la tentation du pouvoir: d’un pays qui devait s’unir pour surmonter ce que tout pays doit surmonter suite à une révolution, c’est-à-dire travailler à l’organisation sociale, territoriale, structurelle et infra-structurelle, on se retrouve face à une jeune république tricéphale: Henri Christophe se déclarant roi du Nord, Alexandre Pétion, président dans l’Ouest, tandis qu’André Rigaud se fait chef dans le Sud.

 

Et cette manière de faire léguée par les Pères de la Patrie haïtienne, continue de hanter mon peuple. C’est comme un venin d’aspic qui circule, aujourd’hui encore, dans nos veines. Car, depuis plus de deux cents ans, nous répétons les mêmes erreurs: s’accaparer à tout prix du pouvoir, sans tenir compte des desiderata du peuple et sans penser au reste du monde qui suit nos incartades et nos fratricides.

 

Mais ce qui amplifie nos désarrois en tant que Nation, c’est cette communauté dite internationale qui a su voir nos faiblesses, et en profiter à profusion et ce, sans le moindre scrupule. Vous me diriez: mais quelle sorte de faiblesses? Eh bien, le fait qu’on soit incapables d’appliquer la devise ancestrale «L’union fait la force» et le fait pour nous de continuer à répéter les mêmes erreurs, en nous laissant aveugler par l’argent et le pouvoir, cela ne nous fortifie pas, mais nous affaiblit.

 

Comme on ne cesse de dire à qui veut l’entendre, qu’Haïti est le Pays le plus pauvre de l’hémisphère occidentale, faudrait-il, dans ce cas bien spécifique, parler de pauvreté ou d’appauvrissement, quand on sait que la bourgeoisie sert de tête-de-pont à ceux qui nous exploitent depuis la société esclavagiste de Saint-Domingue jusqu’aujourd’hui? Depuis des décennies, les grandes puissances ont exploité nos ressources humaines et naturelles, notamment le café, le cacao, le vétiver, la canne-à-sucre, et la main-d’œuvre à bon marché.

 

Je vois les défenseurs et organisateurs du Nouvel Ordre Mondial se mettre debout et me dire:

«Est-ce de notre faute, si votre pays patauge dans les marasmes du sous-développement? Pourquoi vos compatriotes s’obstinent-ils à marcher dans la même voie? Pourquoi ne changent-ils pas de paradigmes, en adoptant une toute nouvelle conception du pouvoir? Regardez-nous! Quand nous avons découvert l’Amérique, il n’y avait que des forêts et quelques autochtones vivant uniquement de pêche et de l’agriculture. Aujourd’hui, que voyez-vous? Des usines, de la haute technologie, de l’électricité, en un mot, nous avons développé l’Amérique. Nous en avons fait un paradis. Nous avons instauré sur ce coin de terre une civilisation sans précédent, ce que les autochtones que nous y avions trouvés ne seraient jamais capables de faire. Pourquoi, parce que, tout comme vous le faites encore aujourd’hui, tout ce qui les intéressait, c’était de manger, de boire et de s’accoupler. Mais la notion de développement n’était pas dans leur schème de pensée. Ça ne faisait pas partie de leur credo. Leur credo, c’était de danser devant le feu, d’adorer n’importe quoi! Alors ne venez pas nous dire que nous avions eu tort d’apporter notre civilisation en Amérique. Il ne revient qu’à votre peuple de s’organiser et décider de son avenir, et pas nous!».

 

C’est vrai que mon peuple a ce petit côté désinvolte. On s’amuse de temps en temps. Ceux qui ne nous connaissent pas auraient même cru que nous sommes carrément insouciants. On aime s’amuser, même en temps de crise. C’est vrai! C’est vrai que nous aimons également notre culture, notre folklore. Mais nous ne sommes pas un peuple impénitent ni inconscient de ses situations géopolitique, économique et politique. Rien qu’en regardant la manière dont nous gérons l’appauvrissement, est une preuve que nous aimons la vie et que nous voulons sauvegarder celle de nos enfants. En dépit de nos misères, combien de cas de suicide avez vous enregistrés chez nous? Pas un seul! On ne vous demande pas de faire de notre maison un paradis, mais de nous laisser le faire nous-mêmes. Si vous croyez que nous en sommes incapables, alors cessez de nous mettre du bâton dans les roues.

 

Ici nous avons le vaudou et là-bas, vous avez votre cabale, votre magie blanche. Mais ce que, depuis plus de deux siècles, nous sommes en train de défendre peut se résumer en un seul mot: la liberté. Et vous aimez tellement la liberté que vous en avez fait une statue. Cependant, cette liberté qui veut que tous les hommes naissent et meurent égaux en droits n’a pas commencé en 1918 ni en 1945, mais bien longtemps avant ça.

 

Souvenez-vous que c’est vous qui avez, pendant des siècles, institué l’esclavage partout dans le monde, notamment en Amérique et dans les Caraïbes, incitant ainsi des peules plus ignorants ou plus cupides à s’entre-tuer et à vendre leurs frères et sœurs. On peut comprendre que vous ayez envie qu’on oublie tout cela, en voulant vous faire passer pour des champions de la démocratie et de la liberté par la globalisation et le Nouvel Ordre mondial. Mais ce que les vrais philanthropes et les authentiques défenseurs des droits de l’homme auront du mal à comprendre c’est qu’Haïti, au lieu de recevoir sa statue de la liberté comme les U.S.A., est punie pour avoir donné le «mauvais exemple» qui consiste à ouvrir la voie conduisant vers la libération des peuples opprimés et oppressés des Antilles et de l’Amérique divisée en trois. Donc, si, comme vous voulez le faire croire, vous êtes des fervents défenseurs de la liberté, alors pourquoi Haïti, au lieu de recevoir un prix Dessalines comme le prix Nobel, est-elle encore en train de payer son insolence, celle d’avoir été l’instigatrice du mouvement visant à l’abolition de l’esclavage? Qu’avez-vous contre les paroles de la proclamation de l’Indépendance haïtienne et surtout contre cette indépendance elle-même, si vous êtes si amoureux de la liberté? Juste au cas où vous les auriez ignorées ou oubliées, les voici:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PROCLAMATION À LA NATION

 
Le Général en chef au Peuple d’Haïti

Citoyens,

Ce n’est pas assez d’avoir expulsé de votre pays les barbares qui l’ont ensanglanté depuis deux siècles ; ce n’est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujours renaissantes qui se jouaient tour à tour du fantôme de liberté que la France exposait à vos yeux : il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vu naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir, il faut enfin vivre indépendants ou mourir.

   Indépendance ou la mort … que ces mots sacrés nous rallient, et qu’ils soient le signal des combats et de notre réunion.

   Citoyens, mes compatriotes, j’ai rassemblé dans ce jour solennel ces militaires courageux qui, à la veille de recueillir les derniers soupirs de la liberté, ont prodigué leur sang pour la sauver ; ces généraux qui ont guidé vos efforts contre la tyrannie n’ont point encore assez fait pour votre bonheur … le nom français lugubre encore nos contrées.

   Tout y retrace le souvenir des cruautés de ce peuple barbare : nos lois, nos mœurs, nos villes, tout encore porte l’empreinte française ; que dis-je ? il existe des Français dans notre île, et vous vous croyez libres et indépendants de cette République qui a combattu toutes les nations, il est vrai, mais qui n’a jamais vaincu celles qui ont voulu être libres.

   Eh quoi ! victimes pendant quatorze ans de notre crédulité et de notre indulgence, vaincus non par des armées françaises, mais par la piteuse éloquence des proclamations de leurs agents : quand nous lasserons-nous de respirer le même air qu’eux ? Qu’avons-nous de commun avec ce peuple bourreau ? Sa cruauté comparée à notre patiente modération, sa couleur à la nôtre, l’étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous disent assez qu’ils ne sont pas nos frères, qu’ils ne le deviendront jamais, et que s’ils trouvent un asile parmi nous, ils seront encore les machinateurs de nos troubles et de nos divisions.

   Citoyens indigènes, hommes, femmes, filles et enfants, portez vos regards sur toutes les parties de cette île : cherchez-y, vous, vos épouses ; vous, vos maris ; vous, vos frères ; vous, vos sœurs, que dis-je ? Cherchez-y vos enfants, vos enfants à la mamelle ; que sont-ils devenus ? … je frémis de le dire … la proie de ces vautours.

   Au lieu de ces victimes intéressantes, votre œil consterné n’aperçoit que leurs assassins ; que les tigres dégouttant encore de leur sang, et dont l’affreuse présence vous reproche votre insensibilité et votre coupable lenteur à les venger. Qu’attendez-vous pour apaiser leurs mânes ? Songez que vous avez voulu que vos restes reposassent auprès de ceux de vos pères, quand vous avez chassé la tyrannie ; descendrez-vous dans leurs tombes sans les avoir vengés ? Non ! leurs ossements repousseraient les vôtres.

   Et vous, hommes précieux, généraux intrépides, qui, insensibles à vos propres malheurs, avez ressuscité la liberté, en lui prodiguant tout votre sang, sachez que vous n’avez rien fait, si vous ne donnez aux nations un exemple terrible, mais juste, de la vengeance que doit exercer un peuple fier d’avoir recouvré sa liberté et jaloux de la maintenir ; effrayons tous ceux qui oseraient tenter de nous la ravir encore ; commençons par les Français … Qu’ils frémissent en abordant nos côtes, sinon par le souvenir des cruautés qu’ils y ont exercées, au moins par la résolution terrible que nous allons prendre de dévouer à la mort quiconque né français souillerait de son pied sacrilège le territoire de la liberté.

   Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Imitons l’enfant qui grandit : son propre poids brise la lisière qui lui devient inutile et l’entrave dans sa marche. Quel peuple a combattu pour nous ? quel peuple voudrait recueillir les fruits de nos travaux ? Et quelle déshonorante absurdité que de vaincre pour être esclaves. Esclaves ! … laissons aux Français cette épithète qualificative : ils ont vaincu pour cesser d’être libres.

   Marchons sur d’autres traces ; imitons ces peuples qui, portant leurs sollicitudes jusques sur l’avenir, et appréhendant de laisser à la postérité l’exemple de la lâcheté, ont préféré être exterminés que rayés du nombre des peuples libres.

   Gardons-nous, cependant, que l’esprit de prosélytisme ne détruise notre ouvrage ; laissons en paix respirer nos voisins ; qu’ils vivent paisiblement sous l’égide des lois qu’ils se sont faites, et n’allons pas, boutefeux révolutionnaires, nous érigeant en législateurs des Antilles, faire consister notre gloire à troubler le repos des îles qui nous avoisinent ; elles n’ont point, comme celle que nous habitons, été arrosées du sang innocent de leurs habitants ; elles n’ont point de vengeance à exercer contre l’autorité qui les protège.

   Heureuses de n’avoir jamais connu les idéaux qui nous ont détruits, elles ne peuvent que faire des vœux pour notre prospérité.

   Paix à nos voisins ; mais anathème au nom français, haine éternelle à la France : voilà notre cri.

   Indigènes d’Haïti ! mon heureuse destinée me réservait à être un jour la sentinelle qui dût veiller à la garde de l’idole à laquelle vous sacrifiez ; j’ai veillé, combattu quelquefois seul, et si j’ai été assez heureux pour remettre en vos mains le dépôt sacré que vous m’avez confié, songez que c’est à vous maintenant à le conserver. En combattant pour votre liberté, j’ai travaillé à mon propre bonheur. Avant de la consolider par des lois qui assurent votre libre individualité, vos chefs, que j’assemble ici, et moi-même, nous vous devons la dernière preuve de notre dévouement.

   Généraux, et vous chefs, réunis ici près de moi pour le bonheur de notre pays, le jour est arrivé, ce jour qui doit éterniser notre gloire, notre indépendance.

   S’il pouvait exister parmi nous un cœur tiède, qu’il s’éloigne et tremble de prononcer le serment qui doit nous unir. Jurons à l’univers entier, à la postérité, à nous-mêmes, de renoncer à jamais à la France et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination ; de combattre jusqu’au dernier soupir pour l’Indépendance de notre pays.

   Et toi, peuple trop longtemps infortuné, témoin du serment que nous prononçons, souviens-toi que c’est sur ta constance et ton courage que j’ai compté quand je me suis lancé dans la carrière de la liberté pour y combattre le despotisme et la tyrannie contre lesquels tu luttais depuis 14 ans. Rappelle-toi que j’ai tout sacrifié pour voler à ta défense : parents, enfants, fortune, et que maintenant je ne suis riche que de ta liberté ; que mon nom est devenu en horreur à tous les peuples qui veulent l’esclavage, et que les despotes et les tyrans ne le prononcent qu’en maudissant le jour qui m’a vu naître ; et si jamais tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille à tes destins me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort des peuples ingrats. Mais loin de moi cette affreuse idée ; tu seras le soutien de la liberté que tu chéris et l’appui du chef qui te commande. Prête donc entre mes mains le serment de vivre libre et indépendant, et de préférer la mort à tout ce qui tendrait à te remettre sous le joug. Jure enfin de poursuivre à jamais les traîtres et les ennemis de ton indépendance.

   Fait au quartier général des Gonaïves, le premier janvier mil-huit cent-quatre, l’an ler de l’Indépendance.

Signé : J.J. DESSALINES  

     


   
ACTE DE L’INDÉPENDANCE

 
Armée indigène

 
   Aujourd’hui, ler janvier 1804, le Général en Chef de l’armée indigène, accompagné des généraux de l’armée, convoqués à l’effet de prendre les mesures qui doivent tendre au bonheur du pays ;

   Après avoir fait connaître aux généraux assemblés ses véritables intentions, d’assurer à jamais aux indigènes d’Haïti, un gouvernement stable, objet de sa plus vive sollicitude ; ce qu’il a fait par un discours qui tend à faire connaître aux puissances étrangères, la résolution de rendre le pays indépendant, et de jouir d’une liberté consacrée par le sang du peuple de cette île ; et après avoir recueilli les avis, a demandé que chacun des généraux assemblés prononçât le serment de renoncer à jamais à la France, de mourir plutôt que de vivre sous sa domination, et de combattre jusqu’au dernier soupir pour l’Indépendance.

   Les généraux, pénétrés de ces principes sacrés, après avoir donné d’une voix unanime leur adhésion au projet bien manifesté d’indépendance, ont tous juré à la postérité, à l’Univers, de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination.

   Fait aux Gonaïves, ce ler janvier 1804 et le ler de l’Indépendance d’Haïti.

   Signé : Dessalines, général en chef ; Christophe, Pétion, Clervaux, Geffrard, Vernet, Gabart, généraux de division ; P. Romain, E. Gérin, F. Capoix, Daut, J.L. François, Férou, Cangé, L. Bazelais, Magloire Ambroise, J.J. Herne, Toussaint Brave, Yayou, généraux de brigade ; Bonnet, F. Papalier, Morelly, Chevalier, Marion, adjudants-généraux ; Magny, Roux, chefs de brigade ; Charéron, B. Loret, Qenez, Makajoux, Dupui, Carbonne, Diaquoi aîné, Raphaël, Mallet, Derenoncourt, officiers de l’armée ; et Boisrond Tonnerre, secrétaire.
   


PROCLAMATION DES GÉNÉRAUX

  
Au nom du Peuple d’Haïti

 
   Nous généraux et chefs des armées de l’île d’Hayti, pénétrés de reconnaissance des bienfaits que nous avons éprouvés du général en chef Jean-Jacques Dessalines, le protecteur de la liberté dont jouit le peuple ; au nom de la liberté, au nom de l’Indépendance, au nom du peuple qu’il a rendu heureux, nous le proclamons Gouverneur général à vie de l’île d’Hayti ; nous jurons d’obéir aveuglément aux lois émanées de son autorité, la seule que nous reconnaîtrons ; nous lui donnons le droit de faire la paix, la guerre, de nommer son successeur.

   Fait au quartier général des Gonaïves, le 1er janvier 1804, 1er jour de l’Indépendance.

   Signé : Gabart, P. Romain, J.J. Herne, Capoix, Christophe, Geffrard, E. Gérin, Vernet, Pétion, Clervaux, J.L François, Cangé, Férou, Yayou, Toussaint Brave, Magloire Ambroise, L. Bazelais.

 

N’oublions pas que ces paroles furent prononcées en 1804 et par d’anciens esclaves. Donc, en tenant compte du contexte sociopolitique dans lequel évoluaient ces hommes, c’est-à-dire dans une société esclavagiste dominée par trois grandes puissances française, anglaise et espagnole, on ne peut que s’émerveiller non seulement devant leur bravoure, leur courage et leur détermination, mais encore devant leur intelligence ou leur génie.

Depuis cette période, les Haïtiens n’ont jamais cessé de faire face à la tyrannie des grandes puissances qui n’arrivent toujours pas à accepter que ce «Pays de Nègres» aient pu donner une leçon historique à l’une des plus puissantes armées des XVIIIe et XIXe siècles, celle de Napoléon Bonaparte.

Par ailleurs, si les Britanniques et les Espagnols ont fini par cesser de voir dans notre peuple un ennemi qu’il faut à tout prix combattre et abattre, un ennemi à qui ils doivent exiger de payer sa témérité et sa hardiesse, quant aux Français et aux Américains, ils continuent de croire qu’il faut réduire ce peuple à sa plus simple expression, en faisant tout en leur pouvoir pour accroître sa misère.

Non, ce n’est pas vrai que tous les Haïtiens soient corrompus et acceptent de vendre leurs âmes au diable. Toutefois, les soi-disant amis de la liberté, de la démocratie et de la justice préfèrent s’associer avec les corrompus, les vendeurs de pays, au lieu de s’accorder avec les vrais démocrates pour permettre à Haïti de se libérer de sa dèche, de son intolérable misère.

Ils sont en train d’appliquer à la lettre ce que disait l’un de leurs pères, à savoir:«…Il nous faut constamment faire en sorte que les Va-nu-pieds se soulèvent contre les gens à chaussures, et que les gens à chaussures se déchirent entre eux. C’est la seule façon d’avoir une prédominance sur ce pays de Nègres qui a conquis son indépendance par les armes, ce qui est un mauvais exemple pour les millions d’esclaves d’Amérique.».

Le complot est encore là, constant et bien réel. Et quiconque parmi les Haïtiens pense le contraire, eh bien, il se met le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Le mot d’ordre est ceci: «… il ne faut pas que ce peuple vive! Il faut qu’il crève de faim. Il faut lui priver de l’un des besoins les plus élémentaires de tout être humain: manger. Mais faisons tout ça avec beaucoup de diplomatie, en leur accordant de l’aide que nous allons reprendre d’une autre façon, et en faisant en sorte que cette aide ne serve pas à grand’ chose…»

Et c’est là le paradoxe. Haïti fut jadis considérée comme le grenier de toute la Caraïbe, à un point tel qu’on l’appelait la Perle des Antilles. Alors, à quoi est due cette décadence? Faut-il l’associer au manque d’orgueil des Haïtiens, au complot international ou à tous les deux ?

Le sort d’Haïti a été étudié et orchestré minutieusement pendant de longues périodes. Ceux qui en veulent à ce pays sont passés maîtres dans l’art d’appauvrir un peuple. Ils sont passés maîtres dans l’art de la corruption dont le but ultime est d’acheter des âmes. Malheureusement, ils en ont trouvées et ce, à bon marché. Et, lorsque les vendeurs de pays croient qu’ils occupent des positions privilégiées tout en possédant argent et pouvoir, ils se sont eux-mêmes vilipendés. Si vous ne l’avez pas déjà fait, je vous invite donc à lire «Les assassins économiques» de John Perkins. Vous y verrez le mode d’emploi des grandes puissances pour démanteler un pays ou l’empêcher de progresser, même si le gouvernement en place veut faire quelque chose.

Avant, pendant et après le séisme du 12 janvier 2010, Haïti était et est encore sous tutelle de la communauté internationale. Et, en regardant Port-au-Prince, on dirait que les odeurs nauséabondes des milliers de morts qui sont toujours sous les décombres, ne dérangent plus personne, puisqu’on organise allègrement des élections présidentielle et législative. Il est vrai que le peuple haïtien a bien envie de se débarrasser du gouvernement actuel, lequel est insouciant et sans compassion. Néanmoins, on aurait pu mettre en place un comité de gestion, au lieu de gaspiller des millions de dollars dans une élection dont l’issue n’est pas garante d’une meilleure sortie de crise.

En parlant de crise, la presse nous a appris que des sommes considérables ont été promises notamment par certains pays tels que le Canada et les U.S.A. pour la reconstruction d’Haïti. Pourtant, quiconque se rend dans la capitale haïtienne vous dira que toutes les apparences laissent entrevoir un abandon quasi total des populations sinistrées par ceux-là même qui sont placés pour leur venir en aide. Deux des questions qu’on peut se poser sont celles-ci: quand la reconstruction débutera-t-elle? Et qu’est-ce qu’on attend pour commencer? Il ne saurait y avoir de date butoir, car, vu la situation dans laquelle vit la population haïtienne, c’est plus qu’une urgence. Mais, quand on sait que plus de douze mois se sont écoulés depuis le séisme, il semble que les sommes promises soient prises dans un entonnoir. Et cet entonnoir peut comporter beaucoup de facteurs dont celui qui consiste à permettre à ceux qui n’ont jamais souhaité le progrès de ce pays de profiter du statu quo pour l’achever.

Haïti est sous tutelle d’un triumvirat, ce trio infernal qui veut toujours se faire passer pour le «Bon Samaritain» prêt à venir à son secours, mais qui, en fait, se grincerait les dents, en se mordant les lèvres de remords ou de mécontentement, si mon pays prenait enfin et pour de bon son destin en main. Alors, faudrait-il que nous, Haïtiens, demandions pardon à la France, aux U.S.A. et au Canada pour le crime que nos ancêtres ont commis de nous avoir enlevé les chaines de l’esclavage? Ou faudrait-il que nous fassions une autre Vertières, soit à la Dessalines ou à la Jean-Lesage?

Cependant, une chose est sûre, c’est qu’il est inconcevable qu’au XXIe siècle, des Êtres humains se retrouvent en train de patauger dans ce bourbier de misère. Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’Histoire retiendra que ce ne sont pas des voisins, mais des pays lointains notamment la Chine, le Japon et le Vénézuela, qui ont eu un regard sincère et compatissant sur le misérable sort d’Haïti qui se trouve à 4 heures de vol du Canada et à 1 h 45 des U.S.A. C’est une honte pour ces deux derniers qui se disent à la fois champions du libre-échange, partisans de la démocratie et de la liberté que d’accepter qu’Haïti connaisse un tel sort sous leurs yeux. S’ils voulaient vraiment aider ce pays, qu’est-ce que cela leur coûterait de signer des accords, par exemple, sur l’électricité, sur l’agroalimentaire, sur le pétrole, etc. ? Au lieu de cela, ils ont fait, de concert avec leurs acolytes intellectuels sur le terrain, des réformes scolaires dont l’éducation haïtienne avait, peut-être besoin, mais qui n’était pas une priorité et encore moins une urgence. Ce qui est urgent pour le peuple, c’est de se trouver du travail, de se nourrir et de nourrir ses enfants; et c’est également un système de santé efficace. Personne n’est apte à apprendre quoi que ce soit, s’il a faim ou s’il est malade.

On me dira: «…mais et les Haïtiens qui sont complices du maintien du statu quo dans leur pays?». Personne ne peut nier le fait que beaucoup d’Haïtiens refusent que les choses changent. Néanmoins, si cela continue ainsi, ce n’est pas, comme on a souvent tendance à le faire croire, l’élite économique qu’il faut nécessairement condamner, mais plutôt la classe politique haïtienne. Car, quels que soient les reproches qu’on peut faire à François Duvalier, celui-ci a su efficacement freiner les abus de la bourgeoisie haïtienne au détriment de la masse, en faisant une révolution sociale qui donnait naissance à une nouvelle bourgeoisie noire, bien que celle-ci n’ait pas su se montrer tout à fait à la hauteur d’une telle dimension socioéconomique, par sa stupidité et son manque de savoir-faire et de savoir-être.

Haïti a grand besoin d’un second souffle, d’une seconde chance. Et ce n’est sûrement pas la communauté internationale qui va le lui apporter. D’ailleurs, celle-ci l’aurait déjà fait, il y a bien longtemps, si elle l’avait vraiment voulu. Donc il ne revient qu’à la classe politique de prendre conscience que c’est à elle que revient la tâche, difficile mais noble, de mettre ce pays sur les rails de l’économie mondiale, et par ce fait même, de le replacer dans sa position initiale c’est-à-dire de faire en sorte qu’il redevienne la Perle des Antilles. Mais, en attendant, Haïti est sous tutelle ou, si l’on préfère, colonisée plus qu’elle ne l’a jamais été. Pourrons-nous trouver un autre Jean-Jacques Dessalines qui puisse nous débarrasser, une fois pour toutes, de ces éternels colonisateurs?

Fait à Montréal, en ce mercredi 19 janvier 2011

Par Pierre Chesnel Louisor

 

 

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