Elle avait passé sa jeunesse, insouciante, entourée de ses sœurs sur un flanc de coteaux verdoyants, sous le doux soleil méditerranéen. Puis, le temps faisant son œuvre, elle s’épanouit au point de pouvoir sans conteste recevoir le titre de reine de beauté. Sa peau fine et satinée, tendue par la chair ferme et tendre, semblait douce et sucrée. Ses rondeurs ne laissaient personne indifférent et en faisaient saliver plus d’un. Et dire qu’elle m’était destinée. Si le sort ne s’était acharné…
Un jour, lorsqu’on l’estima prête et sans lui demander son avis, elle fut embarquée avec ses semblables afin de satisfaire les appétits libidineux de riches « consommateurs »… C’est ainsi que le destin s’arrangea pour qu’elle croise ma route.
Elle devait se donner toute entière, me procurer un immense plaisir, bien qu’éphémère, et je ne demandais que cela, sans penser au drame qui allait nous en empêcher…
Mon regard tomba sur elle un samedi après-midi, sans que j’y sois préparé, singulière apparition dans une foule inconsistante de gens sans importance particulière. Je ne la quittai plus du regard, subjugué par ses formes, attisé par l’envie, succombant à mes pulsions. J’aurais pu croiser son chemin et commettre mon méfait sans témoins gênants mais un funeste hasard, celui qui fait mal les choses, s’ingénia à provoquer la rencontre en présence de ma femme. Rencontre fatale…
Tout se passa tellement vite, quand j’y repense, que je n’aurais pu intervenir en aucune manière. Jamais, je n’aurais imaginé ma femme capable, involontairement à dire vrai, d’un comportement aussi « assassin ». À l’instant où son regard se posa sur l’objet de mes convoitises, son arrêt de mort était signé. Un regard, un geste, une phrase à mon attention, et le coup fatal… imparable… immédiat… mortel…
Elle aperçut l’objet de mon désir, s’approcha, l’attrapa d’une main et la souleva…
« Chéri, tu as vu cette superbe grappe de raisins ? »
À cet instant précis et, sans que je sache pourquoi, la grappe pulpeuse se sépara brutalement de la tige qui la maintenait en l’air, et s’écrasa sur le sol du magasin en éparpillant douloureusement ses grains à la peau satinée, tendue d’une chair douce et sucrée, dorée des mois durant par le soleil du Sud et si délicieusement désirable.
« Oups ! » fit ma femme en lâchant lâchement le reste de sa victime comme si rien ne s’était passé. « Trop mûre, vraisemblablement… ».
Moi, je regardais d’un air hagard le bonheur de l’instant à côté duquel je venais de passer. Mais ma frustration n’était rien en regard du chagrin que j’éprouvais pour cette belle plante dont le destin magnifique venait de sombrer en une fraction de seconde. Un destin brisé, tous les espoirs d’un avenir glorieux, le long parcours agrémenté des soins de ceux qui l’ont élevée ou cultivée avec fierté… Tout cela se termine sur le carrelage d’un magasin quelconque, sans que quiconque, à part moi, ne s’en émeuve. La nature nous gâte en nous offrant des présents d’une telle finesse, d’une si grande beauté et d’un goût tellement exquis. Mais l’indifférence générale est la seule réponse qu’elle semble en droit d’attendre.
Et mon cœur se serra d’autant plus que je savais qu’il ne s’agissait encore que d’une grappe de raisins. Je frémis en me rappelant que parfois, hélas, un enfant joue ce terrible rôle, terminant brutalement ses jeunes années d’insouciance, au hasard de l’actualité, malgré tout l’amour et l’attention de sa famille.
Curieusement, d’insignifiants événements de notre quotidien peuvent parfois mettre en lumière des faits autrement plus importants. Comme si de petits trous invisibles dans notre édifice mental pouvaient se révéler être des passages secrets vers nos ressentis les plus occultés.
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